Notes recueillies par l’ecclésiastique cité plus haut.

Il dois la communication à l’obligeance de celui hérité de la riche bibliothèque et des nombreux manuscrits de l’auteur. Je le remercie sincèrement de la complaisance qu’il a mise a me confier le

récit de son oncle, relatif au sujet que je traite.

L’écrit peut se diviser en trois parties distinctes j’apprécierai séparément.

Dans la première, l’auteur fait le portrait de la Seauve-Bénite au moment de l’entrée de sainte Marguerite au monastère. Il consacre trois pages au il du relâchement qui y régnait alors. Ordre à la sur-face seulement, esprit de la règle entièrement paru. adoucissement marque dans les pratiques pénitence, commodités, fantaisie d’un demi-luxe dans les cellules, salon des grandes réceptions, visites fréquentes reçues, plus de silence, plus de solitude , correspondances multipliées , désir ardent des nouvelles du monde, etc., etc. Tels sont les principaux traits sous lesquels l’auteur nous dépeint le monastère de la Séauve. On voit que le tableau est singulièrement chargé. Aussi n’est-on

pas étonné d’entendre l’apostrophe qu’il adresse a l’abbaye : Malheureux monastère, qu’adviendra-t- il de toi, si Dieu ne t’arrête sur la pente du relâchement, de la perdition peut-être, par quelque

coup puissant de sa miséricorde?

Je regarde cette première partie au moins comme un anachronisme flagrant. D’après tous les auteurs qui ont écrit sur les monastères de cisterciennes, il est incontestable qu’à l’origine ces religieuses embrassèrent toutes les austérités pratiquées par les premiers moines de Cîteaux. Elles ne s’occupent pas seulement à coudre et à filer, dit un d’entre eux, contemporain de ces premiers âges de l’ordre, mais elles vont dans les forêts défricher les ronces et les épines. Elles observaient aussi l’abstinence la plus rigoureuse, ajoute un autre, ne faisaient , qu’un seul repas, du 14 septembre â Pâques, et se Contentoient de deux pulments cuits accordés par la règle de saint Benoit. Cette farceur dura longtemps.

Ce fut l’époque de la prospérité de l’ordre. Or, on verra que Marguerite était a la Sèauve dès les premières années de l’existence du monastère. Où l’auteur a-t-il vu que, contrairement à ce qui s’est passe partout ailleurs, le relâchement se produisit a l’abbaye de la Seauve aussitôt après sa fondation?

Rien dans l’histoire, rien dans aucun auteur, rien dans aucun manuscrit, qui ait pu l’autoriser à faire

le portrait qu’il en donne. J’ai donc eu raison de dire qu’il y a là, au moins, un anachronisme flagrant j’ai dit anachronisme, parce que ce qu’il dit peut s’être produit à la Séauve, comme cela s’est vue dans bien d’autres monastères. On sait assez que un temps et les richesses amenèrent le relâchement

dans les abbayes de Citeaux et que le travail des main et l’abstinence, comme bien d’autres choses,

furent abandonnées, à diverses époques, dans grand nombre de couvents de cet ordre.

La deuxième partie est consacrée au détail des vertus et de la vie intérieure de Marguerite au milieu de cette réunion de beaux noms aristocratiques, dit notre auteur, dans cette maison qui était ni le monde avec ses vices dégradant , ni le couvent avec ses heureuses austérités, vivait

une soeur étrangère au goûts et au dissipations de ses compagnes etc,;etc.

Il n’y a rien ici qui ne soit vraisemblable, mais Je un vois nulle part tout-ce qui est raconté soit sur

le haut lignage de Marguerite, soit sur ses talents et sa brillante éducation. Il serait difficile surtout de justifier le parallèle qu’établit l’auteur entre la vie de son héroïne et celle de ses compagnes. Etant parti d’un faux supposé, son récit s’en ressent tout entier Je dois ajouter que je ne vois rien dans cette deuxième partie, pas plus que dans les autres, de ce que disent les auteurs qui on Parlé de Marguerite. il y a silence complet sur plusieurs points qui sont parfaitement établis; ainsi rien sur le nom patronymique de notre Sainte, rien sur l’époque de son existence à la Séauve, rien sur ses fonctions et sur la manière dont elle les exerça, etc. , etc.

L’auteur a fait ici un récit au hasard; évidemment sur quelques points il doit avoir raconté juste. Tout

le monde sait assez ce que peut étre la vie d’une religieuse édifiante et toute entière à l’accomplisse-

ment de ses devoirs.

Dans la troisième partie, l’auteur rappelle l’expulsion de Marguerite de son couvent, à cause de ses

infirmités et de la maladie hideuse qui lui était survenue. Ce fait est raconté d’une manière très dramatique. Je cite textuellement, mais sans me rendre garant des circonstances relatées par l’auteur:

La fidèle amante de Jésus-Christ s’appelait, en religion, Sœur Marguerite. Ah! il fallait que la grâce l’eût bien préparée à la terrible épreuve qui l’attend, a cette épreuve amenée enfin par les desseins miséricordieux du Seigneur! La voilà subitement frappée d’un mal hideux. Est-ce une gale de la pire espèce, comme on se l’est d’abord imaginé? Non, c’est la lèpre orientale. Son visage, d’une beauté si pure , devient repoussant,une odeur presque infecte s’exhale de sa personne. Sœur Marguerite est pleinement résignée aux dispositions de la Providence. Que Dieu l’afflige, que Dieu la fasse souffrir, que Dieu l’humilie sans mesure, elle lui dit comme toujours:

Mon Dieu , je vous remercie. Comprenant les rigoureuses exigences de sa situation, elle s’éloigne

de ses compagnes avec les précautions les plus attentives. Sa vue déplairait au réfectoire et dans

le lieu des récréations; elle s’abstient d’y paraître. Cependant elle suppose qu’on ne peut lui

refuser un petit coin écarté dans la chapelle. Hélas l c’était trop pour la délicatesse de ces religieuses dégénérées. Volontiers elle se confinerait dans sa cellule et n’en bougerait jamais; mais quelle sœur converse voudrait lui porter ses aliments! D’ailleurs, sa maladie est évidemment contagieuse; l’air serait vicié, corrompu par sa présence. Donc, pour le salut de la Communauté tout entière, elle doit être mise dehors. l’abbesse ne se doutait pas que son mot barbare était une prophétie. D’une voix unanime on a prononcé l’expulsion immédiate de la lépreuse. La porte «la monastère s’ouvre :Partez, Sœur Marguerite, et que Dieu vous accompagne ! — Oui, Soeurs indignes, Dieu raccompagnera, mais en vous montrant sa colère. Sœur Marguerite , sans faire entendre une parole pour exciter la pitié et sans pousser une plainte part, comme si elle se rendait a un nouvel exercice de dévotion; elle va gravir la montagne abrupte , au pied de laquelle est bâti le monastère. La porte se referme et la satisfaction est générale. Au même instant le ciel, qui était serein, se couvre nuages épais, les éclairs se succèdent rapidement, le tonnerre gronde sans relâche, la pluie et la grêle, confondues, se précipitent avec une abondance frayante. Jamais on ne vit une pareille tempête.

Toutes les Sœurs se sont enfuies dans la chapelle, elles ont retrouvé cette fois un véritable élan de piété; elles implorent Dieu, elles conjurent la Sainte Vierge et tous les Saints quand la foudre tombe tout-à-coup, avec un horrible fracas, sur une aile du bâtiment. Peu s’en faut qu’elles ne soient terrassées par l’épouvante. Une d’entre elles, qui a’ plus de sang-froid et surtout le cœur plus compatissant, songe en ce moment Sœur Marguerite. — Mon Dieu, que sera devenue cette

infortunée, sans abri, au milieu des fureurs de l’orage! — Elle court vers une fenêtre, de laquelle on peut apercevoir le sentier qu’elle a suivi. merveille! de ce coté, c’est un resplendissant soleil qui éclaire un endroit de la montagne. Retourner à la chapelle, annoncer le miracle par une exclamation entraîner à suite toutes les Sœurs pour qu’elles le voient de leurs propres yeux , cela n’a pas demandé beaucoup de secondes. — Qu’avons-nous fait! qu’avons-nous fait! se sont- elles écriées d’une seule voix; c’était une Sainte! Dieu nous punit d’une manière éclatante. Vite, la grande bannière du couvent! voIons après notre Sœur et bâtons-nous de la ramener. —Les Religieuses ont franchi la porte qui venait de s’ouvrir pour Sœur Marguerite, elles s’engagent dans le sentier; mais, o nouveau prodige! la pluie et la grêle les épargnant et le soleil semble venir à leur rencontre. Sœur Marguerite, qui n’a pas soupçonné le moindre dérangement d’atmosphère dans les environs , s’était arrêtée devant une petite fontaine; elle se lavait le visage, les mains et les pieds. Quand elle s’entend nommer par ses compagnes qui arrivent, elle leur dit avec sa douceur habituelle : Trouvez-vous que je sois encore trop prés du monastère! patience! patience! je m’éloignerai. » Non, non, Sœur Marguerite, nous venons vous demander pardon , nous venons vous chercher. vous voyez des coupables a vos genoux, la honte sur le iront et le repentir dans le cœur. Grâce! grâce! bonne Sœur Marguerite! Sœur Marguerite leur jette un regard d’ineffable tendresse. — Je suis guérie maintenant, et je puis m’en retourner avec mes bien-aimées compagnes. C’est à qui baisera ses pieds et ses mains. Le retour fut plus qu’une fête, plus qu’un triomphe. »

Le fait rapporté ici peut être vrai quant au fond.La tradition l’a fait parvenir jusqu’a nous et tout le monde le croit dans les environs de Saint-Didier. Il existe même à la chapelle de la Séauve un tableau qui représente l’orage. Je dois dire, néant-moins, qu’aucun ouvrage n’en fait mention.

D’après ce que j’ai dit, il me semble qu’on peut comprendre ce que je pense de l’œuvre de l’école ecclésiastique en question.

 

ource: «Marguerite de la Séauve»

Theillère, curé de Retournaguet

1871