Ce rapport appartient à la troisième Commission du Congrès du Puy ; nous le faisons paraître a regret à la suite des procès-verbaux de la Commission; par erreur, il n’a pu figurer à son rang.
Nous tenons néanmoins à ne pas priver de sa lecture les amis de l’Union :
MONSEIGHEUR, MESSIEURS,
Invité à vous faire connaître une oeuvre déjà existante non loin d’ici, je me fais un devoir de porter à votre connaissance cette fleur qui répand autour d’elle la suavité de ses parfums.
Parmi les questions posées dans le programme du Congrès, dont vous êtes les honorables représentants, se trouve celle-ci : « Introduction des Religieuses dans les grands établissements’ industriels, pour la surveillance des femmes et des enfants. »
Ce projet, éminemment moralisateur et chrétien, a, depuis longtemps déjà, sa réalisation dans la manufacture de MM. Colcombet, à la Séauve.
Cette manufacture, établie à la Séauve, commune de Saint-Didier (Haute-Loire), en l’année 1853, et destinée au tissage mécanique des rubans, comprend un personnel qui varie de trois cents à trois cent-cinquante personnes. A l’exception des hommes indispensables à l’organisation, ce personnel est exclusivement composé de femmes, jeunes, pour la plupart; les unes internes, les autres externes, venant dans la manufacture pour le travail seulement, des nombreux ménages qui composent le village de la Séauve.
On comprend qu’une pareille agglomération, quoique composée d’un seul sexe, porterait naturellement avec elle bien des désordres.
Mais grâce à la haute intelligence et à l’esprit religieux de son patron, M. Victor Colcombet, puissamment secondé par son honorable frère, M. Aimé Colcombet, et ses deux fils, MM. Alexandre et François Colcombet, en tout dignes de leur père, la manufacture de la Séauve est admirablement organisée, au point de vue moral et religieux.
La direction des ouvrières, pour tout ce qui a trait à l’ordre et à la moralité, est confiée à des religieuses. L’une, d’entre elles est chargée de l’admission des personnes qui sollicitent leur entrée dans la manufacture. Elle a soin de n’admettre que celles dont la bonne conduite lui est connue, par les honorables patrons, que je viens de nommer, et qui sont eux-mêmes un modèle parfait de bonne moeurs, n’admettent jamais dans leur établissement, dos personnes à moeurs douteuses, ou dont la réputation serait flétrie. La même religieuse a la charge de parcourir souvent les salles de travail. Elle prête une attention spéciale à ce que la chanson légère ne porte pas autour d’elle sa funeste influence, veille à l’honnêteté des conversations, et à ce que tout se passe dans l’ordre. Aucune ouvrière ne doit s’absenter t\o rétablissement sans sa permission expresse.
D’autres religieuses sont particulièrement attachées à des ateliers qui demandent des soins plus assidus.
Quoique les religieuses n’aient pas la surveillance des ouvrières externes, qui incombe aux parents, lorsque celles-ci sont hors des ateliers, elles exercent néanmoins sur elles une sorte de patronage ; car elles peuvent avec l’agrément du patron qui se fait un devoir d’accéder à toutes les justes demandes, les exclure de rétablissement dans le cas où leur conduite extérieure ne serait pas satisfaisante.
Les religieuses président, pour les internes, aux repas, aux récréations ; elles surveillent les dortoirs et dirigent la cuisine. Je dis dirigent, car l’ouvrière est tenue de se procurer ses aliments, et de concourir, à leur préparation. L’expérience a prouvé que ce mode de vivre est préférable pour l’ouvrière à la pension pure et simple.
En s’occupant elle-même de pourvoir à sa subsistance, elle s’habitue à l’administration du ménage, à l’économie, et apprend un peu de cuisine.
Pendant les moments de chômage, les ouvrières, peuvent se former à la couture, au repassage. Les plus jeunes d’entre elles s’occupent à l’atelier une partie du jour, et emploient l’antre partie à suivre des classes spécialement établies pour elles. Pour celles qui sont plus avancées en âge, une heure de classe est accordée chaque jour, le soir, celles qui en font la demande, et qui d’ailleurs satisfont préalablement à la taxe de travail qui leur est imposé pour la journée. Le programme de la classe comprend l’enseignement du catéchisme, si promptement oublié après la première communion, les prières essentielles la lecture, l’écriture, le calcul.
Ce moment de classe, si court qu’il soit, bien employé, ne laisse pas de produire de beaux résultats. Que de personnes entrées dans la manufacture sans avoir pour ainsi dire, la moindre lueur d’instruction, en sortent, sachant très-bien lire, faire passablement une correspondance, et connaissant assez de calcul pour bien gérer leurs propres affaires.
Une bibliothèque de bons livres, toujours sous la direction des religieuses, est à la disposition de l’ouvrière, dans leurs moments, de loisir, surtout le dimanche. Pendant que dans bien dos maisons, le coeur de l’ouvrière se déprave par la lecture des mauvais romans, dans cet asile des bonnes moeurs, ses nobles aspirations se développent sous l’influence des bonnes lectures.
Quelque sage que soit l’administration des religieuses, elle ne saurait prévenir tous les délits; il faut donc que leur autorité ait une sanction; Cette sanction se trouve en partie dans les amendes pécuniaires qu’elles imposent, toutefois, le plus rarement possible, et toujours dans les proportions de la faute commise.
Ces amendes sont ensuite retenues chaque mois à la paye, sur le compte de chaque ouvrière. Ce genre de punition qui pourrait être regardé; comme odieux ne l’est pas dans les conditions où il est établi.
MM, Colcombet ont bien voulu que le produit de ces amendes fût consacré au soulagement des besoins de la localité. Il alimente la caisse des pauvres, dont l’administration est confiée à un bureau composé de l’aumônier de l’établissement, d’une religieuse et de quelques ouvrières anciennes. Le dimanche, le bureau adjugea chaque famille pauvre, l’aumône qui peut convenir à ses besoins.
Cette aumône qui est toujours en nature, vivres, linges, vêtements, médicaments, est ensuite distribuée par des ouvrières désignées à cet effet. C’est ainsi, que personne n’est trop fâché de racheter une faute, par une aumône qui lui devient profitable et qui porte le soulagement auprès de ses frères dans le besoin.
On peut juger par cet aperçu de quelle utilité est la mission de la religieuse dans la manufacture. Mais on doit le dire; toute religieuse n’est point propre à cette mission. Il faut des caractères spécialement trempés pour cette fin ; assez prudents pour amener le bien sans secousse et sans choc, assez fermes pour maintenir intact le prestige de l’autorité, capables de tous les sacrifices.
Il faut conséquemment des religieuses appartenant à des Congrégations qui offrent des garanties sûres pour le choix et le renouvellement des sujets.
Cette difficile mais bienfaisante mission est confiée à la Séauve aux Religieuses de Saint-Joseph du Puy. Je dois dire à leur louange, qu’elles sont à la hauteur de tous les sacrifices et de tous les dévouements. Elles sont en toute réalité et à tous égards les anges bienfaisants de toutes les personnes confiées à leurs soins. Je souhaite, Messieurs, des anges pareils à tant d’usines, où la jeune fille, restée chaste et pieuse auprès de sa mère, va perdre son innocence, au souffle des conversations malsaines, pour ne rien dire de plus et l’on verra, bientôt, dans ces foyers de désordre, fleurir la moralité, la religion et l’amour de tous les devoirs.
Mais l’institution des religieuses dans les grands établissements industriels ne serait pas possible, sans une autre institution dont j’ai aussi à dire un mot.
Au point de vue matériel, il existe dans la manufacture, un grand moteur qui donne le mouvement à tous les autres rouages et sans lequel ils ne pourraient fonctionner, lien est de même de son organisation morale tel religieuse. Cette organisation suppose un premier moteur, sans lequel les autres seraient impuissants. Ce
Premier moteur, Messieurs, c’est le prêtre, il est indispensable.
Sans son ministère le courage de la religieuse se démentirait bientôt. Il faut qu’il puisse se retremper, se renouveler dans la grâce et l’aliment, des sacrements. Et comme la religieuse, ainsi que les personnes qui l’entourent ne peuvent, sans préjudice pour leur oeuvre et pour les intérêts, du patron se déplacer, aller chercher au loin ce ministère bienfaisant, il faut qu’elles l’aient près d’elles.
Messieurs Colcombet l’ont facilement compris. Persuadés, d’ailleurs, que la pratique de la religion est le plus sûr garant du travail de l’ordre et de la probité, voulant, au surplus, que les personnes qui composent leur maison puissent, facilement remplir les devoirs qu’impose la conscience, ils ont eu constamment, depuis l’origine de leur manufacture, un aumônier, restant a la Séauve.
Le service religieux, se fait dans l’établissement, tout comme dans une paroisse, ou plutôt comme dans la communauté la mieux réglée, il y a le dimanche, la sainte messe, l’instruction, les vêpres. Les exercices de la religion se font, aux grandes fêtes surtout, avec une solennité et au milieu d’un parfum de piété qui pourraient faire envie à bien des paroisses.
La femme est naturellement pieuse et quand sa piété trouve un aliment elle se développe dans des proportions touchantes, aussi peut-on dire que l’établissement de la Séauve est dans son genre un modèle de piété.
Celui qui préside aux exercices religieux à bénir Dieu de ce que la religion y est pratiquée non-seulement dans ses préceptes mais aussi dans la perfection de ses conseils.
Une pareille organisation a nécessairement les plus, heureux résultats, au point de vue même temporel. L’admirable Providence, lui se plait à récompenser le bien même dès ce monde, en sait tirer l’avantage, à la fois, du patron et de ses subordonnés. Le patron n’à point à craindre le manque de probité, si facile à se glisser, surtout dans la manipulation des matières précieuses de la soie.
Il trouve un réel bénéfice dans le surcroit d’ouvrage que produit l’ouvrière qui est d’autant plus active au travail, qu’elle est plus morale et plus chrétienne.
Ce dernier résultat n’est pas moins avantageux pour l’ouvrière elle-même qui étant ordinairement à ses pièces est d’autant mieux rétribuée que le résultat de son travail est plus important.
Aussi, Messieurs, je vous étonnerais, peut-être, si je plaçais sous vos regards le tableau des rétributions importantes que la plupart des ouvrières de la Séauve prélèvent chaque mois.
Elles trônent, dans cette rétribution de quoi s’entretenir convenablement elles-mêmes et de mettre dans l’aisance leurs parents, leurs familles souvent mal partagés du côté de la fortune. Le superflu qui peut être laissé entre les mains du patron et qui
apporte un convenable intérêt finit par créer, au bout de peu d’années, une très-belle dot qui facilite à l’ouvrière, l’accès d’une maison religieuse, lorsque son inclination et la grâce, ce qui n’est pas rare, l’y attirent, ou un établissement convenable dans le monde, quand la Providence l’appelle à former elle-même une famille ou elle porte, avec l’exemple de tous les devoirs, le bien-être matériel.
Que dirai-je encore ? Le patron trouve dans l’organisation religieuse, la satisfaction du devoir accompli.
L’ouvrière qui a bien sa part dans le partage des peines, communes de ce monde, y puise la joie du cœur au milieu de ses pénibles travaux.
C’est que quand on accomplit sa tâche à la lumière de la religion quand on sait bien qu’elle produit une autre récompense que le salaire matériel, quelque laborieuse que soit cette tâche, on l’accomplit sans peine et sans chagrin.
Je n’ai pu que tracer à grand traits ce tableau que j’étais charge de vous présenter, et que plus de détails auraient rendu plus intéressant.
Si cette Monographie bien courte et bien imparfaite peut me valoir, de votre part, Monseigneur et de vous Messieurs, ne serait-ce qu’un’ bon conseil.
Je serai heureux de l’avoir présentée à votre bienveillante attention.
L’Abbé Souvignet.
Aumônier.
Extrait :
Union des oeuvres ouvrières catholiques. Congrès de Bordeaux. Compte rendu de la 9e assemblée générale des directeurs d’oeuvres (21-25 août 1876)
Bureau central de l’Union (Paris)
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