Le village de la Séauve est à deux ou trois kilomètres de Saint-Didier et à cinq ou six de Monistrol. Sa distance de Saint-Etienne, au moins d’une vingtaine. Situé dans un vallon profond, on ne l’aperçoit guère que lorsqu’on est sur le point d’y arriver. Les habitations qui le composent sont éparses sur les deux rives de la Ceméne. L’aspect qu’elles présentent, de quelque part que l’on arrive, n’est pas sans charmes. Celles qui se distinguent parmi les autres et que l’on aperçoit les premières sont l’abbaye et l’usine de MM. Colcombet, de même que l’église qu’on vient d’y construire. L’usine ne date que d’une quinzaine d’années. On aime à la voir dans ces gorges profondes, au milieu de cette propriété qui s’embellit chaque jour et qui plaira beaucoup plus encore quand les plantations qu’on y a faites auront atteint tout leur développement. Sur la même rive s’élève majestueuse l’église récemment bâtie et qui doit servir au culte paroissial, ainsi que la maison de Saint-Joseph qui, quoique au troisième plan, ne dépare en rien les constructions adjacentes. Ce côté de la rivière tend considérablement à s’a grandir et à s’embellir, grâce au zèle intelligent et à la munificence de l’homme habile qui dirige l’élan singulier qui s’est produit à la Séauve depuis deux ou trois ans. Mes lecteurs ne liront pas sans intérêt ce que M. Louis Beybaud dit de l’usine de MM. Colcombet, dans son rapport à l’Académie des sciences morales et politiques sur la condition morale, intellectuelle et matérielle des ouvriers qui y vivent du travail de la soie. Le rapport mérite d’être cité textuellement :
« Aucun trouble ne pénétre dans ce site solitaire où commence l’Auvergne et sur lequel la vue et l’esprit se reposent avec une satisfaction sans mélange. Quand un pareil choix est possible, tout le monde s’en trouve bien ; le manufacturier qui a sous sa main des agents dociles et à bas prix ; les populations qui arrivent à plus d’aisance par un supplément demain-d’oeuvre, le pays qui s’enrichit par le mouvement des capitaux, la circulation des produits et la distribution des salaires. Si du travail disséminé dans les campagnes on ne peut attendre que l’imperfection, il en est autrement d’un travail qui se concentre- dans une manufacture rurale : on y peut réunir le double avantage des bons procédés et de l’économie dans le prix des façons. La Séauve en est un exemple. L’établissement ne vise pas, il est vrai, plus haut que la fabrication courante, mais le ruban qui sort de ses métiers a tous les mérites du ruban fabriqué à la main, la même égalité de tissu, le même éclat, plus de fraîcheur peut-être. Et, à en juger par quelques essais, on peut dire que des dispositions plus compliquées y réussiraient également. C’est au moyen d’une turbine que marchent les appareils; située au fond d’une gorge, la manufacture reçoit les eaux qui descendent des hauteurs et s’en sert pour distribuer l’activité dans tous ses étages. Sur chaque ligne de métiers seize ou vingt rubans se tissent à la fois, et une ou deux ouvrières suffisent pour diriger et surveiller la besogne. Les battants s’élèvent et s’abaissent, les navettes vont et viennent avec une précision et une grâce qui tiennent l’oeil captivé ; l’étoffe se confectionne et s’enroule d’elle-même : on sent circuler une vie obtenue sans efforts et qui se prolonge ou se suspend au gré de la volonté humaine. C’est encore un gouvernement religieux, que nous retrouvons à la Séauve; aucune population n’y était mieux disposée et l’esprit des fondateurs y inclinait de la manière la plus sincère.
Aussi l’autorité des soeurs y a-t-elle été établie sans peine et se maintient-elle sans embarras. Un règlement très-sage fixe les droits, les devoirs de chacun, assigne les limites aux attributions, trace des plans de conduite et par des mesures de prévoyance empêche les empiètements. Une ouvrière admise à la Séauve y trouve plutôt une famille qu’un atelier, et l’existence qu’elle y mène est assurément plus douce, moins précaire, moins rude surtout que celle du foyer paternel. Aux travaux de la campagne succède un travail dont les heures sont réglées et qui n’expose ni aux intempéries ni aux souffrances inséparables de la vie en plein air. La nourriture est également meilleure, les soins du corps sont mieux entendus et plus suivis, l’intelligence est mieux cultivée. En somme, la condition est améliorée sensiblement. Pour exciter l’émulation des apprenties, un classement a lieu tous les mois et les gages sont en rapport avec le rang qu’elles obtiennent. Ce gage peut s’élever à 70 fr.; il est plus réduit pour les ouvrières moins habiles et nul pour celles qui commencent.
En revanche, les frais d’entretien sont à la charge des manufacturiers. C’est une rémunération moins élevée que celle de Tarare et de Jurjurieux, mais il faut tenir compte du rayon où elle s’exerce et des populations qu’elle touche. Il doit, en outre, y avoir pour la Séauve, un avantage dans les dépenses alimentaires, à raison de la zone d’approvisionnement. Ce n’est pas sans sacrifices ni efforts que l’on porte la vie dans des pays pauvres où les ouvriers d’art sont rares et où, pour certains services , les prix s’aggravent par les distances et les difficultés d’un déplacement. Dans les défi buts surtout il y a là des conditions onéreuses dont on ne s’affranchit qu’à la longue et dont on n’amortit le fardeau qu’après un certain nombre d’exercices.
source: «Marguerite de la Séauve»
Theillère, curé de Retournaguet
1871