Conformité des lieux avec les exigences de la règle de Cîteaux pour la construction des monastères

Il ne me semble pas hors de propos de dire ici quel fut l’esprit de l’ordre de Cîteaux par rapport aux lieux dans lesquels devaient être construits les monastères de l’Ordre, et il entre tout à fait dans mon rôle de faire voir combien on se conforma à cet esprit en fondant Clavas.

A Cîteaux, dit un auteur, on a observé particulièrement trois choses au sujet indiqué. Il me Semble inutile de parler de la première, qui concerne l’exemption de la juridiction de l’ordinaire.  On voulut, en second lieu, que les lieux fussent bus et aquatiques, pour trois raisons : la première était pour se conformer en cela à l’esprit et à la règle de saint Benoît, qui avait ordonné, au chapitre LXVI, que ses monastères fussent, si faire pouvait, en des lieux où ils eussent tout ce qui leur était nécessaire, comme les eaux, les moulins, les jardins et les autres choses indispensable afin que les religieux ne fussent jamais contraints de sortir de leurs monastères pour chercher toutes ces choses, cela n’étant pas expédient au bien et au salut de leurs âmes. La deuxième est celle qu’en donne ordinairement saint Bernard, ainsi que Fastredus, son disciple et son successeur en l’abbaye de Clairvaux, nous le rapporte en l’une de ses épîtres où il dit que ce saint avait coutume de répéter ce qui suit :

Sancti patres nostri valles humidas et declives monasteriis construendis indagabant, ut sape infirmi monachi, morte in ante oculos habentes, securi non viverent.

Nos saints Pères et prédécesseurs ont choisi les vallées humides et profondes pour y édifier leurs monastères, afin que les religieux n’eussent jamais une santé trop parfaite, et qu’au contraire, étant toujours infirmes, ils eussent sans cesse la mort devant les yeux et ne fussent jamais sans crainte. La troisième est colle qu’a touchée Guillaume, abbé de Saint-Thierry, au chapitre IXe de la vie qu’il a faite de notre Père saint Bernard, où parlant de la situation du monastère de Clairvaux, il dit qu’il était bâti dans une vallée environnée d’une forêt sombre, épaisse, et enfermée entre deux montagnes qui la pressaient de toutes parts, en sorte que ce lieu était une image et une représentation de la grotte en laquelle notre Père saint Benoît fut autrefois trouvé par les pasteurs, et cela, dit cet auteur, afin d’imiter la solitude et la forme de la demeure du saint dont ils imitaient la vie, motif qui a été généralement suivi par tous nos anciens Pères.

La troisième condition est que les monastères devaient être toujours construits dans les lieux séparés de la fréquentation des hommes,  in locis a freguentia populi remotis. — In civitatibus, dit la règle, in castellis aut villis nulla nostra construenda sunt ccenobia, sed in locis a conversatione hominum semotis.

On ne doit construire aucun monastère ni dans les cités, ni dans les châteaux, ni « dans les villages, mais bien dans les lieux séparés de la conversation des hommes.

Je n’ai pas à juger les raisons de l’exigence de la règle de Cîteaux sur le point en question. Aux yeux de la foi, elles ont parfaitement leur valeur. Il est évident qu’il n’en serait pas de même, au point de vue de la pure raison, de ce qu’on appelle aujourd’hui la libre pensée, dans notre siècle matérialiste où quelques-uns bornent la destinée de l’homme aux jouissances physiques ici-bas et au néant après la mort, ou à une transformation indéfinie de notre être, conception do Cerveaux creux et sans consistance.

Mon rôle devant se borner à faire voir que Clavas répondait d’une manière parfaite à ce que la règle de Cîteaux exigeait, je m’en tiens à ce rôle.

Le petit filet d’eau, si bien nommé Clavarine, vient du nord, par deux branches qui se joignent  quelques centaines de métres au-dessus de Clavas, est séparées l’une de l’autre par une colline à pic, couronnée par le bois de Taillat. Placé dans une gorge profonde, il ne tarit jamais, et il peut, par le moyen d’un réservoir, suffire parfaitement à faire tourner un moulin.

Ce bâtiment, indispensable à toute abbaye cistercienne, et qui ne devait moudre que la farine nécessaire aux divers usages du monastère, était situé sur la rive gauche du ruisseau et à quelques mètres de la maison. On en voit encore les restes, de même que ceux de l’écluse. De toutes les parties du couvent il était facile d’entendre le bruit saccadé du mécanisme mis en mouvement, et une âme méditative pouvait y voir un signe de la brièveté de la vie, qui n’est en réalité qu’une suite d’instants se succédant avec une rapidité qui ne peut se dire.

La montagne qui s’élève au couchant est tellement imprégnée d’eau à sa surface et à une certaine profondeur du terrain mouvant qui la couvre, qu’on craint à chaque instant des éboulements. Il s’en est produit un, il y a deux ou trois ans, qui a failli ensevelir la cure. La place publique seule en a souffert et a été encombrée pendant un certain temps des débris entraînés dans cette circonstance.

L’endroit sur lequel s’élevaient les constructions n’est qu’une masse d’eau à une certaine profondeur. Toutes les habitations qui s’y trouvent seraient inhabitables si des conduits en sens divers n’avaient été pratiqués pour assainir les lieux et faciliter l’écoulement des eaux.

Il fut facile aux Pères visiteurs envoyés pour voir les lieux, de s’assurer que le petit vallon de Clavas répondait en tout point à la première condition exigée. L’endroit est tellement bas, que, pour voir le ciel, soit au nord, soit au levant, il faut lever la tête bien haute.

A l’est, la vue est bornée, en prenant la position que je viens d’indiquer, par le bois de Clavas, et au septentrion par celui de Taillat, autrement dit la Forêt des Dames. C’était- bien là comme une représentation de la grotte ou saint Benoît fut trouvé par les pasteurs. Il serait superflu, après ce que j’ai dit, de faire voir que le lieu n’était pas moins humide qu’il n’était bas. Avec tout cela, il était bien difficile que des religieuses eussent une santé parfaite et ne ressentissent pas un moment ou l’autre les atteintes de quelques-unes de ces affections maladives que produisent ordinairement, surtout sur des natures délicates, le manque d’air, la fraîcheur de l’atmosphère et les émanations des eaux croupissantes.

Il fallait que les religieuses n’eussent jamais une santé parfaite, afin qu’étant toujours infirmes, elles eussent sans cesse la mort devant les yeux et ne fussent jamais sans crainte.

C’était bien un moyen efficace pour les dégoûter de la vie et les faire soupirer après le ciel.

Les Pères visiteurs auraient pu trouver sans doute ailleurs, sur cette ligne de montagnes et de gorges qui s’étendent sur cette partie de la contrée, à partir du Tracol jusqu’à Fultin et plus loin encore, bien des lieux en conformité avec la règle pour ce qui regarde la seconde condition; cette région est si accidentée, si boisée, si pittoresque, si déserte! Mais après examen sérieux, ils durent s’arrêter et fixer leur choix sur Clavas. Il n’y avait là ni cité, ni château, ni village.

Le petit vallon était entièrement isolé et séparé de toute habitation. Aujourd’hui même, à 700 ans d’existence, on voit que l’emplacement choisi convenait excellemment.

Le village de Clavas était loin d’exister à l’époque de la fondation du monastère. Il n’y avait là que le silence du désert, silence qui n’était interrompu que par le murmure du petit ruisseau, le bruit de la forêt quand grondait l’orage, et certainement par le cri des bêtes sauvages. Les quelques habitations qui se voient disséminées sur la rive droite de la Clavarine, auraient une origine assez intéressante, s’il faut s’en rapporter à ce qui m’a été dit sur les lieux mêmes. Quand les religieuses eurent pris possession des bâtiments, elles appelèrent auprès d’elles des domestiques pour les différents services de la maison. Il y en avait des deux sexes. Or, d’après la tradition, lorsque ces domestiques avaient servi un certain temps, on les établissait en mariage.

Les religieuses faisaient construire une maisonnette pour chaque union, et abénavisaient aux nouveaux mariés des prés, des terres et des bois. C’étaient là des vassaux fidèles de l’abbaye, d’autant plus fidèles qu’ils lui devaient tout ce qu’ils possédaient.

Il est impossible d’aborder Clavas par le nord, le levant et le couchant. Les trois collines qui resserrent le village sur ces trois points, sont l’une déclivité telle que c’est à peine si un homme à pied peut se hasarder à en opérer l’ascension ou la descente, en ligne directe. Il n’est possible d’arriver au village que par le sud, et encore, si on veut y parvenir avec un véhicule quelconque, il faut prendre de grandes précautions et mettre souvent pied à terre, qu’on vienne par Riotord ou par Saint-Julien-Molhesabate.

Le tableau qui se déroule aux regards, au tournant de la route qui va des Setoux à Clavas, n’est pas sans quelque grandeur. A droite, des terrains cultivés s’étendant sur la commune de Saint-Julien; devant soi, des prairies les plus verdoyantes dans un vallon profond, des forêts de sapins qui étonnent par leur belle venue et les proportions qu’elles atteignent; çà et là, quelques maisonnettes isolées et un ou deux villages au milieu des bois, perdus dans la verdure; à gauche, des gorges insondables par où l’Ardèche se relie à la Haute-Loire, et, dominant tout le tableau, la montagne du Fultin, dont la cime est à 1350 mètres au-dessus du niveau de la mer, avec ses arbres séculaires, ses rochers fendillés par le temps et l’intempérie des saisons. Là on s’arrête, comme malgré soi, pour contempler ce pittoresque panorama.

Il y avait donc bien dans ce lieu isolement complet de toute habitation humaine. C’était un vrai désert où il n’était possible d’aborder qu’en traversant d’autres déserts. Ce n’est guère autre chose aujourd’hui. Aussi, à la première visite, il tut décidé que ce serait là et non ailleurs que l’abbaye serait édifiée. On ne tarda pas à se mettre à l’oeuvre, et il est hors de doute qu’elle fut bien vite terminée. A cette époque de foi, quand un établissement de ce genre était décidé, il était immédiatement fondé et ne tardait guère d’entrer en exercice. Les fondateurs étaient pressés de voir leur oeuvre accomplie.

Extrait de l’ouvrage :

NOTES HISTORIQUES

SUR

LES MONASTÈRES

DE LA SÉAUVE

BELLECOMBE, CLAVAS ET MONTFAUCON

THEILLIER, curé de Retournaguet