Mœurs et caractère

Possidonius, César, Strabon, Diodore sont les écrivains auxquels il faut toujours recourir quand on veut avoir une idée plus ou moins exacte des mœurs, des habitudes, du langage et du gouvernement des Celtes. Sans doute ils ne nous initieront point aux institutions primitives, puisqu’eux-mêmes ne se sont préoccupés que de ce qu’ils ont vu, mais du moins leurs récits seront un point de départ facile à constater pour tous. Au-delà des témoignages écrits, la confusion commence. Cependant, de quelque source que descende une assertion, il est sage, avant de l’accepter comme certaine, de l’examiner avec scrupule. Beaucoup peuvent sembler vraies d’un point de vue général et être erronées alors qu’on voudrait en faire l’application à un pays déterminé. Ceci a lieu principalement pour le Velay, dont aucun de nos anciens auteurs n’a parlé, et dont on ne peut par conséquent rétablir les origines qu’à l’aide de rapprochements souvent téméraires. Aussi dirons-nous que l’ère celtique doit figurer en cette histoire comme apparaissent, dans un nébuleux horizon, ces formes vagues, fugitives, que de brumeuses vapeurs voilent mystérieusement et rendent insaisissables au moment où on croit les entrevoir.

Faut-il répéter, comme tant d’historiographes se sont empressés de le faire, que les Gaulois avaient les yeux bleus, la peau très-blanche, les cheveux blonds ou roux, et une stature gigantesque ? Généraliser ainsi, c’est ne rien apprendre. Les Galls, les Belges, les Kimris, devaient peux ressembler aux populations méridionales, et Diodore affirme que les Ligures étaient de petite taille. Il est bien plus rationnel de penser qu’il s’était rencontré chez certaines peuplades du nord de la Gaule un type parti- culier et vraiment remarquable, dont la tradition a voulu perpétuer exclusivement le souvenir. Autrement, à voir nos montagnards du Velay, ne les croirait-on pas enfants d’une race abâtardie ? Cependant, si quelque part une famille se conserva semblable à elle-même, ce dut être dans ces contrées où, depuis des siècles, ne s’est jamais arrêté l’étranger. Ceux qui les habitent s’y reproduisent sans contracter d’alliances à l’extérieur, et gardent ainsi dans le langage, dans les habitudes et les formes du corps, un caractère, pour ainsi dire, primitif. Or, rien ne ressemble moins au portrait historique des Gaulois que celui des habitants de nos montagnes. –

Les Vellaviens sont, en général, d’une taille peu élevée, ils ont les cheveux noirs ou châtains, les yeux de couleur foncée, les épaules et la poitrine larges, presque toujours la peau brunie par l’air vif et par le soleil ardent du pays. Sans avoir l’apparence de gens extrêmement robustes, ils ne sont pas moins infatigables à la marche et aux rudes labeurs. En aucun endroit peut-être on ne rencontre plus de boiteux. Le nombre en est si considérable au Puy et dans ses alentours, que les voyageurs ne peuvent s’empêcher d’en témoigner une grande surprise. Les médecins et ceux qui ont attentivement étudié l’histoire physiologique de la population paraissent d’accord pour désigner, comme une des causes premières de cette infirmité, la misère, la négligence, la malpropreté. C’est à cette occasion que l’on peut se convaincre de la funeste ténacité des vieux usages. De temps immémorial, les habitants de la ville, même les plus riches, ont la fatale habitude de porter leurs enfants en nourrice chez les villageoises des environs. Le plus souvent ces femmes sont pauvres, mal nourries, sans aucun soin de leur personne, constamment détournées par leurs affaires domestiques des devoirs si nombreux, si pressants de la maternité ; et il résulte de cet état d’indigence et d’incurie, surtout chez les gens qui vivent au fond d’étroites vallées, dans des habitations humides, sombres, mal aérées, de scrofuleuses humeurs transmises ensuite de génération en génération.  Dans sa Statistique de la Haute-Loire, p. 154, M. Desribiers fait, à ce sujet, quelques observations que nous croyons devoir joindre à celles que nous venons de présenter.

Plusieurs causes, dit-il, me paraissent faire naître ou compliquer les maladies dans ces montagnes. La première est la vivacité du climat, jointe à l’inconstance de la température. L’abaissement brusque du thermomètre, vers la fin du printemps, après quelques jours de chaleur, et souvent même au cœur de l’été, après un orage, surprend le cultivateur en habit léger, et quelquefois à demi-nu et couvert de sueur ; la transpiration s’arrête subitement, et les fluxions de poitrine se déclarent, les rhumatismes prennent naissance. Les eaux vives bues sans précaution comme sans mesure, lors des travaux de la moisson, occasionnent le même effet. Des constructions basses et humides, mal éclairées, peu ou points aérés ; l’habitation constante au rez-de-chaussée et de plain-pied avec la partie qui sert au logement des bestiaux ; le dégagement des gaz délétères produits par la fermentation des matières animales ou végétales entassées dans les cours des maisons de ferme pour former des engrais ; la malpropreté ; le peu de linge dont l’habitant des montagnes est pourvu, telles sont encore les sources de beaucoup de maladies aiguës ou chroniques qui affligent plus particulièrement le paysan de ces contrées. Il a, pour les visites des médecins, beaucoup de répugnance ; il ne les appelle guère qu’après le ministre de la religion, et lorsqu’il ne reste à peu près aucune ressource, etc., etc. Pour apprécier le bien-être de certaines localités du Velay, il ne faut pas les aller visiter le dimanche et les jours de fête. Le bruit, le mouvement, les dépenses qui se font dans les cabarets, seraient de mensongers indices. Presque toujours ce sont les plus pauvres qui s’abandonnent aux plus grands excès, et bien des familles attendent, pour subsister une semaine, l’argent qui se consomme en quelques instants. – Au sortir de la grand’messe, les villageois entrent en foule dans les auberges, prennent possession des tables comme d’une propriété qu’ils gardent huit et quelquefois dix heures sans désemparer. Ils mangent très-lentement, car pour eux le repas n’est qu’une occasion de passer la journée, surtout d’accomplir de copieuses libations. Les châteaux en Espagne alors ne leur coûtent guère, et c’est en achevant leur dernier écu, qu’ils se croient le plus rapprochés des richesses. En général, ils racontent plus qu’ils ne discutent, ce qui n’empêche pas leurs récits d’être d’une fastidieuse prolixité. Ils disent les choses les plus simples avec des éclats de voix, des gestes, des jurements énergiques, et répètent à satiété, dans les mêmes termes, le fait qui les préoccupe. Quand ils parlent de leur bétail, on croirait qu’il s’agit d’une grave affaire ; il est vrai que les douleurs d’une femme à son lit de mort les inquiètent moins que les insomnies d’une vache sur la litière. Si la conversation est par hasard suspendue, ils continuent à boire, nonchalamment appuyés sur leurs coudes, et chantent de toute la vigueur de leurs robustes poumons.

Ils aiment beaucoup la danse, quoiqu’ils dansent fort mal, aussi les voit-on bientôt après le repas se ranger sur deux lignes, face à face, le chapeau sur la tête. L’un d’eux, monté sur un banc, se met à jouer du fifre, le seul instrument qu’ils connaissent, ou entonne l’air d’une bourrée auquel il mêle par intervalle quelques paroles en manière de joyeuseté, et tous partent à la fois. C’est un mouvement, c’est un tumulte dont on n’a pas d’idée, non que la joie se trahisse extérieurement par de fous rires ; rien n’est, au contraire, plus sérieusement exécuté. Mais comment douter du plaisir de ces paysans, sautant plusieurs heures de suite, faisant claquer leurs doigts, poussant des cris aigus, frappant des pieds de façon à effondrer les planchers de l’auberge.

Comme les montagnards sont très-fanfarons, ils se plaisent à vanter leur force, leur adresse, semblent défier les plus hardis et ne citent ceux qui passent pour avoir quelque mérite en ce genre qu’en établissant un parallèle toujours à leur propre avantage. Souvent il arrive que des individus, qui ne se connaissent pas, se provoquent d’un bout à l’autre d’une salle où ils sont attablés. C’est surtout dans les Rebinages, fêtes patronales des campagnes, lorsque des compagnies de jeunes gens appartenant à différentes paroisses se trouvent réunies dans le même cabaret, que ces rixes paraissent immanquables. Le vin, dont les hommes sont habituellement privés, les anime ces jours-là si violemment, que la moindre atteinte à leur excessif amour-propre est promptement suivie d’une provocation, d’une lutte. Les couteaux s’ouvrent, les bâtons ferrés et noueux se lèvent, des deux côtés on prend parti ; et la battoste, pour employer le mot local, s’achève par une catastrophe sanglante. Ces querelles, que la vanité seule fait naître, étaient, s’il faut en croire les anciens auteurs, dans les mœurs primitives de la nation.

Nos montagnards sont, en effet, susceptibles et vindicatifs. C’est seulement depuis très-peu d’années que les rudes aspérités de ces caractères sauvages se sont adoucies. Encore, en 1789, de Tence à Pradelles, du Monastier à Saint-Cyrgues, les hommes marchaient constamment armés d’un fusil, et portaient dans la poche droite de leur culotte ce qu’ils appelaient la coutelière, coutelas à lame aiguë, recourbée, longue et tranchante, se repliant comme celle d’un couteau ou s’enfermant dans une gaine en bois. Il est probable que c’est à partir du seizième siècle, depuis les guerres dont les montagnes du Velay et du Haut-Vivarais eurent si cruellement à souffrir, que ces sinistres précautions étaient prises. Les catholiques et les protestants, armés les uns contre les autres pendant tant d’années, s’étaient habitués au ressentiment, et leur cœur, troublé par de douloureux souvenirs, cédait facilement aux promptes émotions de la haine et de la vengeance.

Source de l’extrait :

HISTOIRE DU VELAY ANTIQUITÉS CELTIQUES ET GALL0-R0MAINES

PAR FRANCISQUE MANDET

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